Yuri P. vit en Ukraine et donc au rythme de l’invasion menée par la Russie depuis 33 jours. Cette guerre est d’autant plus un déchirement pour lui qui est un expatrié russe de longue date à Dnipro. Cette ville de l’est de l’Ukraine avait relativement été épargnée jusqu’ici mais les bombardements se sont multipliés ces derniers jours. Yuri, ancien ultra, en appelle à ses homologues européens à travers une récolte de fonds pour aider les ultras ukrainiens mobilisés dans la résistance. Les dons ne serviront à financer que des besoins humanitaires et non militaires.
Peux-tu te présenter pour ceux qui ne te connaissent pas ?
Je m’appelle Yuri. Je suis probablement mieux connu pour mes nombreux articles couvrant la scène ultras en Europe de l’Est, ainsi que pour le projet MagShop – presse ultras, créé en 2006, qui est une communauté en ligne qui rassemble des auteurs, des lecteurs et des collectionneurs d’articles/fanzines/livres ultras du monde entier. Nous avons notre propre blog, des pages sur les réseaux sociaux populaires Facebook, Twitter et un forum où nous parlons en russe des nouveaux magazines et livres, où nous partageons nos impressions sur ce que nous lisons, où nous publions des interviews avec leurs éditeurs, organisons des ventes aux enchères de fanzines rares, et nous vendons également des nouveautés. En général, nous faisons tout notre possible pour maintenir l’intérêt des jeunes pour une composante très importante, à mon avis, de la culture ultra : l’auto-édition papier.
D’ailleurs, j’ai écrit mon premier texte pour le public français, qui était un reportage sur le derby de Moscou entre le CSKA et le Spartak, il y a exactement 15 ans. Il a été imprimé dans le 3e numéro du magazine CULTURE TRIBUNES (fanzine disparu depuis, ndlr). Depuis, j’ai développé d’excellentes relations avec les auteurs de diverses éditions de votre pays, dont GAZZETTA ULTRA’ et ENCRE DANS LA TRIBUNE.
Tu fais partie d’un groupe ultra ? Si oui, de quoi s’agit-il et peux-tu nous le présenter ?
Dans le passé, j’ai fait partie du groupe régional ultras CSKA (Moscou), j’ai assisté à tous les matchs à domicile de cette équipe, voyagé, participé à diverses actions, y compris celles de hooligans. Cela a commencé à la fin des années 90 et s’est poursuivi jusqu’en 2007. De plus, mais pas si longtemps, j’ai été le leader d’un groupe d’ultras soutenant un petit club de football de ma ville natale (banlieue de Moscou) – Zelenograd, qui a joué d’abord en 4e puis dans la 3e division du championnat de Russie. Mais tout cela appartient au passé. Lorsque le fanatisme de la vieille école a commencé à céder la place au hooliganisme moderne, lorsque la plupart des gens autour ont commencé à s’intéresser non pas au football et au soutien de l’équipe, la transmission de son histoire, mais aux salles de muscu, aux combats dans la forêt et à la cote du club, j’ai quitté la tribune et cessé de m’associer à des clubs ou des groupes.
Tu es russe mais tu vis à Dnipro. Comment es-tu arrivé en Ukraine ?
C’est l’une des histoires les plus intéressantes de ma « biographie ». En 2007, alors que je travaillais pour ULTRAS LIFE MAGAZINE, qui couvrait principalement la scène ultras en Russie, j’ai entrepris d’écrire un article sur l’amitié entre fans de différents groupes. Juste à ce moment-là, lors d’un match à Dnipropetrovsk (depuis 2016, la ville est désignée sous le nom de Dnipro), a été présentée une bâche dédiée à l’un des plus anciens jumelages du territoire de l’ex-URSS, réunissant les fans du Dynamo Kiev, Dnipro Dnipropetrovsk et Karpaty Lviv. Quand j’ai vu une photo de la tribune avec cette bâche sur Internet, j’ai pensé que ce serait bien de l’utiliser comme illustration pour mon texte. La recherche a été de courte durée. L’auteur de cette photo était ma future femme, qui à l’époque était photographe pour les ultras de Dnipro. Nous avons poursuivi nos échanges sur Internet, puis nous avons appris à nous connaître. Pendant environ six mois, presque chaque semaine, j’ai voyagé de Moscou au Dnipro, passant 16 heures de train à l’aller et autant au retour pour passer un jour ou deux en Ukraine. Et quand ULTRAS LIFE MAGAZINE a cessé d’exister, j’ai décidé de déménager enfin à Dnipro, où je vis depuis.
Il y a quelques mois tu nous as signalé qu’un groupe de supporters ukrainiens de Buzova a confectionné un drapeau avec la couverture du livre Ultra mode de vie, édité par La Grinta. Peux-tu nous expliquer l’histoire de cet incroyable « hommage » ?
Oui, c’est un fait. L’un de mes hobbies est le groundhopping (sorte de tourisme consistant à se rendre à différents matchs, ndlr). Grâce à ça, à l’automne 2020, j’ai visité le village de Buzova, au match du tour préliminaire de la Coupe d’Ukraine entre équipes amateurs. Le drapeau copiant la couverture de votre livre appartenait aux fans du club de football local Nyva. Ce ne sont pas des ultras, mais une bande de mecs ordinaires du coin pour qui toutes les conditions sont créées. Le propriétaire de Nyva leur a donné un tambour, fabriqué des bâches, des drapeaux, des t-shirts et des foulards, acheté des engins pyrotechniques et organisé le transport pour se rendre aux matches à l’extérieur. Rien de spécial. Je n’exclus pas qu’ils aient vu cette couverture sur la page MagShop – presse ultras, et en aient simplement repris l’image sur l’un de leurs drapeaux, sans penser à son origine.
C’est comment d’être russe en Ukraine en ce moment ?
Je vis en Ukraine depuis près de 15 ans. Pendant ce temps, j’ai réussi à visiter toutes les régions du pays, y compris les régions de Donetsk et Louhansk, ainsi que la République de Crimée. Et nulle part, ni dans les grandes villes touristiques, ni dans les petits villages reculés, même à l’ouest du pays, où vivent les « banderovtsi » que la propagande aime effrayer, je n’ai eu aucun problème à cause de la nationalité ou de la langue russe dans laquelle Je parle avec un net accent de Moscou. Il n’y a pas de problèmes même maintenant, bien que, naturellement, la haine contre la Russie et le soi-disant «monde russe» en Ukraine ait atteint un niveau prohibitif au cours des quatre dernières semaines. Je vous assure que les Ukrainiens sont des gens pacifiques très hospitaliers, au grand et bon cœur, qui distinguent les Russes entre ceux qui sont venus les tuer ou les soutenir devant les écrans de télévision, et ceux qui, malgré la répression, résistent aux relais du régime de Poutine, condamnant l’agression en Ukraine, où des millions de familles russes ont des parents et des amis. Et tout ce dont parlent les médias officiels russes et biélorusses, justifiant les crimes des gouvernements de ces pays, est un mensonge flagrant.
On imagine que ta vie a changé depuis le début de la guerre… Quel est ton quotidien ?
Maintenant, une journée typique dans notre famille ressemble à ceci : Le matin, nous nous promenons avec le chien, que nous avons trouvé dans la rue il y a un an et demi, en le faisant près de la maison afin qu’en cas de raid aérien, nous ayons le temps de retourner au refuge. Après encore une ou deux heures, selon le temps, nous nous asseyons dans la cour, profitant du soleil, respirant l’air frais, écoutant le chant des oiseaux. Ces choses apparemment anodines ont maintenant une valeur particulière. L’appétit avec lequel on prend le petit-déjeuner, le déjeuner ou le dîner dépend de l’actualité. Durant la journée, nous les suivons sans nous arrêter, essayant de démêler le vrai du faux et de la propagande. Lorsque nous sommes fatigués, nous lisons des livres, regardons des films ou du football, en essayant de nous distraire mentalement de ce qui se passe. Pour être honnête, ça va mal. Le soir, nous sortons à nouveau pour nous promener avec le chien, emportant avec nous un petit sac à dos avec des documents et des médicaments nécessaires aux premiers secours, puis nous redescendons au sous-sol, où nous siégeons jusqu’au matin. A 20h00 à Dnipro commencent les heures du commandant. A cette heure, les lumières s’éteignent dans la ville. Avant 6h00, il est interdit de sortir. Les raids aériens nocturnes sont courants, donc notre sommeil ne peut pas être qualifié de calme.
Ton groupe ou d’autres ultras ukrainiens s’impliquent-ils collectivement depuis le début de la guerre ?
Pas un seul groupe ultra en Ukraine, qu’il soit politiquement de droite ou de gauche, n’est resté sur la touche. Certains ont rejoint les rangs de l’armée ukrainienne régulière, tandis que d’autres ont rejoint les unités de défense territoriale. Bien sûr, tout le monde n’est pas capable de prendre les armes et d’aller tuer, alors chacun fait ce qu’il peut : faire des fortifications antichars, des cocktails Molotov, donner du sang aux blessés, faire du bénévolat en Ukraine même, de la logistique, aider les réfugiés, etc. Les actions du peuple ukrainien libre me génèrent une sincère sympathie. S’étant uni, il résiste héroïquement à l’ennemi, défendant de manière désintéressée ce qui est vraiment cher, risquant sa vie au nom d’une victoire commune sur le mal absolu qui a déclenché cette guerre avec le peuple autrefois fraternel.
La question est vaste et compliquée mais… Que penses-tu de tout cela ?
Je pense que Poutine est devenu fou en racontant des histoires comme quoi certains nazis prennent le pouvoir en Ukraine. C’est une russophobie sans précédent (sentiment anti-russe) alimentée dans le monde entier, un néo-holocauste visant à piétiner la culture russe, les traditions et le peuple russe en tant que tel. Je ne sais même pas comment commenter toutes ces bêtises. À mon avis, Poutine est le principal ennemi de la Russie, empoisonnant la vie des Russes. C’est lui qui a attaqué la Géorgie, annexé la Crimée, déclenché une guerre dans le Donbass et lancé son « opération militaire spéciale » en Ukraine, accrochant des nouilles aux oreilles (une expression russe signifiant mentir, ndlr) à tout le monde autour de lui en utilisant cette excuse pour attaquer un pays souverain.
Comment réagit ta famille en Russie ? Ici en France on parle beaucoup de fake news à la télé russe, comme quoi la guerre n’existerait pas.
Cela se produit parce qu’il n’y a plus d’opposition en Russie, pas de médias indépendants et pas de liberté d’expression. La propagande d’État a lavé le cerveau des gens pendant des années, transformant les gens en véritables zombies. Toute dissidence y est passible d’amendes, de sanctions administratives et, dans certains cas, même de prison. Malheureusement, ma mère a plus confiance en la télé qu’en nous. Et c’est le problème d’un grand nombre de familles qui rompent les relations les unes avec les autres à cause de points de vue différents.
Dnipro a été moins touchée que d’autres villes, mais depuis dix jours la situation semble se compliquer là aussi ? Quelle est la situation ?
Tu as raison. Jusqu’à présent, notre région est restée l’une des plus sûres, du moins dans l’est du pays. Pendant quatre semaines, Dnipro a été soumis à plusieurs reprises à des frappes aériennes. Deux roquettes ont été abattues par un système de défense aérienne. Deux autres ont endommagé la piste de l’aéroport et le terminal. Un immeuble résidentiel à trois étages a été détruit, il y a des morts. Mais tout cela n’est rien, comparé au nombre de roquettes qui ont été tirées sur d’autres villes. Une véritable catastrophe se déroule à Marioupol, qui est encerclée depuis début mars, où il n’y a ni lumière, ni chauffage, ni eau, ni nourriture. En raison des bombardements constants, les gens ne sont plus sortis de sous les décombres et les morts doivent être enterrés dans des fosses communes, tout simplement, des tranchées creusées à la hâte par une pelleteuse. Des bâtards (sic) du ministère de la Défense de la Fédération de Russie, affirmant qu’ils ne frappent que les infrastructures militaires de l’ennemi, larguent des bombes sur des bâtiments résidentiels, des hôpitaux, des écoles, des jardins d’enfants, des bibliothèques et des stades à Kiev, Tchernihiv, Okhtyrka, Kharkiv, Kramatorsk, Mykolaïv et bien d’autres villes. Certains d’entre elles ont pratiquement disparu de la surface de la terre. Ils kidnappent et torturent les gens. Des colonnes de réfugiés se déplaçant le long des couloirs humanitaires sont fusillées. Ils se livrent au pillage des colonies qu’ils occupent. Ils s’emparent des centrales nucléaires, menaçant le monde d’une catastrophe nucléaire. Le nombre total de victimes parmi la population civile se compte par milliers, et ces chiffres terribles ne cessent d’augmenter.
Avec tes amis de Magshop, vous avez décidé de vous mobiliser et de lancer un appel aux dons, notamment aux ultras européens. Comment vous est venue cette idée, comment pouvons-nous participer et à quoi serviront les fonds ?
Le jour même où la Russie a lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine, j’ai commencé à recevoir des dizaines de messages personnels avec des mots de soutien de nos amis et connaissances de différents pays. Beaucoup ont demandé comment ils pouvaient aider, ont offert de l’argent. Au début, j’ai refusé de les accepter, mais après quelques jours, après y avoir réfléchi et réalisé que cela ne ferait qu’empirer, j’ai décidé d’accepter, en créant un fonds pour aider les Ukrainiens, d’une manière ou d’une autre liés à MagShop. Certains d’entre eux ont déjà perdu leur emploi, certains vont évacuer leur femme et leurs enfants à l’étranger, leur donnant ainsi toutes leurs économies familiales. Après avoir collecté suffisamment d’argent pour nous-mêmes, nous avons décidé d’aller encore plus loin et d’utiliser les pages des réseaux sociaux de MagShop, gelées depuis le début de la guerre, en publiant un communiqué officiel annonçant le début d’une collecte de fonds mondiale. Cette fois, ayant à portée de main une ressource qui unit les ultras de différents pays d’Europe, nous voulons faire appel à eux pour aider les ultras ukrainiens. Dans notre cas, la préférence dans la distribution de l’argent est donnée aux petits groupes les moins nantis, dont les représentants ont des besoins variés, allant des vivres, des munitions de protection et des médicaments, aux achats plus sérieux et coûteux.
A quoi t’attends-tu pour les jours à venir ? Avez-vous l’intention de rester à Dnipro même en cas d’invasion ?
Je suis un optimiste, donc, j’espère que l’Ukraine défendra sa liberté, en préservant tous les territoires qui lui appartiennent. Je ne veux même pas penser au fait que Dnipro puisse être prise en détruisant ma maison et en établissant leur pouvoir fasciste ici. Cela n’arrivera pas.
As-tu un message à faire passer ? En plus de l’appel aux dons, est-il possible de vous aider par d’autres moyens ?
Je veux demander à tous ceux qui liront cette interview jusqu’au bout de la diffuser sur leurs réseaux sociaux afin que le plus de gens possible soient informés des crimes du gouvernement russe. Et je tiens également à remercier les fans de football francophones pour leurs dons, qui contribueront à soulager, voire à sauver la vie de quelqu’un. Gloire à l’Ukraine !
Si vous voulez aider les Ukrainiens, vous pouvez faire un don sur ce compte PayPal (géré par sa femme, ndlr) : ekaterina2902@gmail.com