Les Ultras Sfaxiens 07 soutiennent le Club Sportif Sfaxien de la ville de Sfax, la deuxième plus grande de Tunisie. Le groupe, qui se déclare anarchiste et tacle sévèrement l’autorité, contribue aussi à un débat politique et social primordial. Au vu de leurs créations à couper le souffle, qu’on retrouve aussi bien dans le stade que dans la rue, on n’est pas étonné que le groupe ait fait naître de grands artistes. Rencontre avec Alex, l’un des capos et porte-parole du groupe Ultras Sfaxiens 07.
Les Ultras Sfaxiens n’ont pas la langue dans leur poche. Le groupe, fondé en 2007 par des étudiants, suit une ligne politique assumée depuis 2010. Il multiplie les prises de positions et les banderoles subversives malgré les interdictions.
Anarchisme et pyramide inversée
La révolution de 2011 améliore la situation qui jusque-là empêchait toute démonstration côté stade. Mais c’est toujours pas la panacée. La liberté d’expression reste limitée, comme l’explique Alex. « On est censé critiquer personne, ne pas aborder des sujets extra-sportifs ». Il ajoute : « Mais on le fait quand même […] Le tifo doit être contrôlé par les flics la veille du match… Mais on s’en fout pas mal honnêtement […] On dit tout ce que nous voulons dire. On a nos propres moyens. Même les étendards ou les messages on les fait entrer malgré tout. »
En Curva Nord, tribune 5, on peut voir flotter le drapeau antifa, le A de anarchisme, Snoopy déguisé en Alex DeLarge (le héros du mythique livre et film Orange Mécanique, dont notre interlocuteur utilise le nom comme pseudo), le drapeau de la Palestine. Des engagements qui ne sont pas tellement du goût des forces de l’ordre. Mais ils s’en foutent. Et au contraire, ils branchent la police qui n’en reconnait pas les symboles… « La première fois qu’ils ont confisqué un truc, c’était en 2018 ou 2019 je ne sais plus, alors qu’on rentrait avec depuis plus de 8 ans… j’ai écrit un article sur la page Facebook, en se moquant d’eux, genre : « Allo, bonjour, c’est que maintenant que vous vous en rendez compte ?« « . Ils condamnent ouvertement en tribune les violences policières, comme celle qui a coûté la vie à Omar Laabidi, un jeune ultra des North Vandals (groupe de supporters du Club Africain), mort noyé près du stade de Rades après un match en mars 2018.
« Heureusement pour nous que les flics ne viennent pas déchiffrer les logos »
Dans la pyramide inversée qu’ils représentent dans leurs vidéos, l’autorité se retrouve la tête en bas. Les US07 sont de fervents opposants à Wadii Jarii, « le président corrompu de la fédération », dixit Alex. On voit le visage de Jarii sur des étendards avec des oreilles de Mickey, souligné de l’inscription « WadiiLand », à la place de Disneyland. Plutôt sympa finalement, à côté d’autres messages plus suggestifs tels que « Wadii la sal*** de l’Espérance » (Espérance de Tunis, club de Tunis). La célébration ne lui a pas plu. « On a beaucoup humilié le président de la fédération… Il s est acharné, furieux. Pour Mickey aussi, on a eu des problèmes avec le club de sa ville natale, ils ont refusé d’accueillir les supporters sfaxiens ».
Même si le groupe participe, comme tous les autres groupes, pour aider financièrement le CS Sfaxien alors en galère en 2017, les dirigeants ne sont pas un soutien : « Ils sont apolitiques en public et lèches-cul en cachette. Ils sont furieux de notre engagement politique la plupart du temps ».
Moncef Khamekhem, le contesté président, a eu le tort de se présenter aux élections de la ville de Sfax. Son portrait est représenté en pochoir avec un nez de Pinocchio. « Pinocchio, c’est le président du club… Lorsqu’il a voulu être président de la municipalité de Sfax, on a foutu ça partout dans les bureaux de vote« . Pour dénoncer la gestion du club, les gars de l’US07 pénètrent au siège du club et refont la déco, avec signalétique et banderoles « attention, travaux au sein du club ». Entre le vandale et la performance artistique, le message passe. Mais si certaines actions peuvent paraître un brin provocatrices, l’opposition des Ultras Sfaxiens est importante et permet de démocratiser l’expression, d’ouvrir le débat.
Débattre, questionner, contester
« On a le stade, les rues »
Cette liberté et cet engagement, ils les poursuivent en dehors du stade, dans la rue, où ils investissent l’espace public. Ils se positionnent sur de nombreuses causes socio-politiques, dépassant le monde du foot.
Le meilleur moment de la vie du groupe pour Alex est justement une période d’interaction et de prise de position, relativement extérieure au foot. “Je retiens la période de 2010 à mai 2013, où le groupe est devenu politisé et engagé, dynamique et underground. On a essayé de changer la façon dont les jeunes voyaient la société, on a essayé d’avoir un impact sur la ville et sur notre communauté”.
Les Ultras s’impliquent dans une campagne contre l’usine extrêmement polluante SIAPE, une usine de transformation du phosphate du Groupe Chimique Tunisien à Sfax. « On a beaucoup parlé du SIAPE et de la pollution, on a fait des tags dans la ville qui disaient « On est étouffé », « Fermez le SIAPE »… Après quelques années la société civile a repris cette initiative en lançant les deux mêmes slogans en hashtags ».
C’est sûrement parce que le groupe permet aux jeunes de s’engager dans la contestation et de s’impliquer dans la vie sociale que les autorités ont interdit au moins de 20 ans d’abord, puis au moins de 18 ans depuis 2015 d’aller au stade. Une mesure qui a évidemment fait réagir les ultras.
En effet, les tribunes font office d’espace d’expression et le groupe est en quelque sorte formateur.
Le groupe de supporters, zone artistique révélatrice de talents
« Notre créativité est notre identité »
Avec leur style underground à la fois punk et très réfléchi, le groupe apparaît comme une zone artistique urbaine, où les jeunes s’expriment et acquièrent diverses techniques au contact des autres ultras sfaxiens. « Le groupe est une sorte de workshop, d’espace libre, ou de simples jeunes peuvent aller au bout de leur potentiel, que ce soit avec les idées, la pensée, ou l’art. » Plusieurs artistes en sont d’ailleurs nés, dont les membres du collectif d’artistes peintres collectif ST4. « L’un des créateurs de ST4 avait à peine 16 ans lorsqu’il est devenu ultra. Il n’avait aucune expérience, mais beaucoup de talent. Le groupe l’a encadré et supporté. Après avoir eu son bac, il a fait les Beaux-Arts, puis il a co-fondé ST4 Crew, qui est très connu maintenant en Tunisie. Il est encore un membre ». Alex continue : « On a deux cinéastes qui préfèrent rester anonymes, mais ils sont ultras et l’un deux était derrière la métamorphose du groupe, son engagement et sa tendance politique… Sans parler des membres qui s’intéressent aux sciences politiques grâce au groupe, des membres qui sont devenus des activistes connus de la société civile ou ceux qui ont fait Arts et Métiers ou les Beaux-Arts grâce au groupe. » On voit d’ailleurs parfois en commentaires des photos de tifos ou fresques s’ils ont été réalisés par des jeunes US 07. C’est donc réellement un espace d’expression et de pratique, où le savoir peut se transmettre et la technique s’enseigner.
Chaque année, la carte de membre est un petit chef d’œuvre d’art graphique designé par un graphiste du groupe. En 2017-2018, le orange prend la relève du doré et noir. « En 2017 […], après notre dixième anniversaire, on a décidé de faire un relooking pour le logo, le rendre plus moderne et classe. On a commencé à utiliser le orange, en référence au film « Orange mécanique ». C’est attirant, c’est créatif et c’est nouveau. Il n’empêche, on est toujours libre de changer de couleur dans le futur ».
En plus de leurs étendards politisés révélant leur engagement, l’univers graphique des US07 est singulier, diversifié, et ne cesse d’évoluer. Les ultras sfaxiens redéfinissent l’underground en intégrant un panel diversifié et cosmopolite, mêlant des références occidentales et tunisiennes.
Les tifos de l’US07 sont parmi les beaux du monde, fréquemment classés dans le Top 10 de La Grinta. Les muraux réalisés dans les rues de Sfax ne sont pas en reste. Ils piochent dans une filmographie allant de Star Wars à La Haine, avec des messages toujours justes. On croise aussi le visage de David Bowie époque Black Star ou le personnage animé du groupe anglais Gorillaz.
À l’image d’Alex qui parle l’arabe, l’anglais, le français et l’espagnol impeccablement, les messages déployés en tribune ou dans la rue sont eux aussi polyglottes : arabe bien sûr, mais aussi anglais, français, italien ou néerlandais pour rendre hommage à l’entraîneur du CSS (2012-2013 et 2018-2019) Rudd Kroll. Les groupes de supporters, qui célèbrent principalement leur ville et leur culture en tribune, sont peu à surfer autant avec les langues et avec les codes. Cette aisance montre une grande ouverture sur le monde, qui leur est paradoxalement refusé lorsqu’il s’agit de déplacement.
Ils ont créé un étendard représentant Farahat Hached, syndicaliste tunisien héros de la lutte sociale et militant pour l’indépendance, assassiné par l’organisation terroriste de colons français la Main Rouge ou par les services secrets français en 1952. Ou encore Hédi Chaker, résistant au protectorat français et militant, assassiné par des Tunisiens soutenus par des gendarmes français en 1953. Ils célèbrent aussi l’histoire de leur ville Sfax, en commémorant le massacre des habitants par l’armée coloniale française le 16 juillet 1881.
Les Ultras Sfaxiens supportent leur équipe, contestent l’autorité, participent au débat public et proposent un espace de réflexion et de création aux jeunes. Rien que ça. Leur travail est considérable, leur univers riche. Ce qui donne l’envie de continuer à suivre, au moins dans les stades, l’univers des Ultras Sfaxiens.
Merci infiniment à Alex.