Dans une interview à ESPN.com publiée en décembre dernier, Quique Setién, l’entraîneur du Real Betis Balompié aborde l’évolution du football, sa réflexion sur les clubs et présente sa façon de ressentir le jeu. Traduction.
ESPN : Il y a peu de temps, vous disiez : « Ce que les enfants voient reste durant leur vie entière » ? C’est applicable à vous ? Est-ce que ce que vous faites maintenant est d’une façon ou d’une autre le produit de qui vous étiez durant votre enfance ?
Quique Setién : Oui, oui. Ce qui me touche et me conduit c’est toujours la même chose. Ce que je ressens pour la balle, ce que j’aime comme joueur et maintenant comme entraîneur, la satisfaction que je sens quand je vois de grands joueurs est la même que dans la cour de récréation : observer les mouvements de construction, les flux de passes, voir que tout cela tient ensemble. Ce que j’admire en fin de compte, c’est ce que vous apprenez à l’école.
Même jeune, avec l’individualisme des joueurs, les bons joueurs sont attirés les uns vers les autres, ils jouent ensemble. Les bons joueurs se voient. Au profond de moi c’est cela, le jeu en lui-même. Bien que je sois entraîneur car il est nécessaire de travailler pour gagner de quoi vivre, parce que sinon…
Vous feriez quelque chose d’autre ?
Q.S. : À coup sûr. Il y a une grande partie du monde professionnel que je n’aime pas.
Pourquoi ?
Q.S. : Parce que c’est contre tous mes principes. C’est comme ça. C’est la vérité.
Vous avez vu le côté sombre de la profession, c’est certain. Vous avez joué sous Jésus Gil et avez ensuite vu le Racing Santander, votre club, détruit par Dimitry Piterman et l’infâme M. Ali …
Q.S. : Il y a beaucoup de gens qui entrent dans la sphère football et il y a une chose qui se sent, les vrais sentiments. Et d’autres personnes, vous les voyez et vous vous dites : « Pourquoi sont-ils là ? ». Il y a eu tant de choses qui ont eu de mauvais résultats dans le football, en particulier dans des clubs qui ont besoin de gens avec de l’argent, trop souvent des gens qui ont uniquement de l’argent. Lorsque tu vois des événements comme au Racing Santander, j’ai envie de partir [de la sphère football, ndlr] et de ne pas revenir. Je ne veux pas le voir, je ne veux pas l’entendre. Cela arrive si souvent, vous pouvez le voir venir.
Maintenant, au moins, il y a un contrôle économique qui donne des ordres et protège les clubs espagnols. Mais c’est lamentable pour un club avec 100 ans d’histoire de tomber dans les mains de gens qui ne comprennent pas l’histoire… Et parfois qui n’ont aucun scrupule.
Alors, comment on arrête ça ?
Q.S. : Je ne sais pas. Comme dit l’un de mes amis : « Qui a fait le monde comme ceci, le corrigera ».
Directeurs, présidents, propriétaires : les personnes au sommet de club de football conditionnent tout, particulièrement le travail du manager, bien que vous ayez aussi admis que vous n’étiez pas une personne avec qui il était facile de travailler.
Q.S. : La conclusion à laquelle je suis arrivé au fil du temps, et je l’ai dit à beaucoup de présidents, est que pour que je puisse réellement faire ce que je veux, je dois acheter un club. Parfois, des décisions sont prises mais n’ont aucun sens. Comme la signature d’un entraîneur ayant un profil clair, signer des joueurs ayant le profil pour s’adapter à entrainement, et ensuite le virer à la journée 10 en introduisant un nouveau coach avec une conception du football diamétralement opposée. Quel est le sens ici ?
En tant que club, la première chose que vous devez avoir, c’est une idée. « Qu’est-ce que je veux ? De quelle manière je veux jouer ? ». Une fois que votre philosophie est établie, vous devez trouver les personnes adéquates pour développer cette idée, la partager et s’y consacrer pleinement. Si vous êtes le Barça et que vous signez José Mourinho – qui est un grand coach – vous savez que vous devez changer. Vous devez vous poser la question : « Est-ce vraiment ce que je veux ? ». Le problème c’est que la majorité des clubs ne savent pas ce qu’ils veulent, ils sont dictés par les circonstances.
Ils sont soumis à d’énormes pressions…
Q.S. : Mais la pression est et sera toujours là. Ce que vous ne pouvez pas faire est aujourd’hui blanc, demain noir. Le FC Barcelone est un exemple, ils ont établi des critères qui ont été une religion. Vous jouez comme ceci, ceci et ceci… 20 coachs sont venus en étant conscients de ce qu’ils devaient faire. Oui, Messi est là – et il est un cas à part – mais les idées restent. Et il s’agit de l’équipe qui a gagné le plus de titres dans la dernière décennie.
Vous avez besoin de cohérence et de le faire, vous avez besoin des directeurs. Ils doivent être les défenseurs et les garants de la philosophie. Et ensuite vous avez une responsabilité : choisir les gens qui travaillent pour vous et bien les choisir. Simeone à l’Atlético est un bon exemple aussi, même si nous sommes différents : ils sont clairs, il est clair. Il sait ce qu’il veut et il l’obtient. Il a fait son chemin.
J’aimerais autant réussir mon chemin. Simeone n’aime peut être pas ce que je fais. J’accepte ce football, j’estime son travail, c’est juste que j’ai choisi une voie différente. Et si les gens sont heureux, que vais-je dire?
Pourtant votre idée, c’est l’opposée mais elle est très claire.
Q.S. : C’est le football qui me comble. Lorsque l’année passée, Luka Modric me sert la main et me donne son maillot dédicacé en me disant : « ce que votre équipe joue bien… » ou quand un collègue coach me dit : « Mon Dieu, à quel point ton équipe joue bien », quand cela arrive, je rentre à la maison heureux. C’est de là que provient ma réelle satisfaction, plus que dans la défaite ou la victoire.
Il existe beaucoup de stéréotypes : je veux gagner aussi, je suis tout autant un « winner » que d’autres, mais je veux gagner via une série de mécanismes et une interprétation du football qui est différente. Je pense le football à travers le ballon. Il y en a d’autres qui interprètent le jeu sans le ballon.
Selon vous, est-ce par pragmatisme ou éthique ?
Q.S. : Je défends cette cause car c’est comme ça que je ressens le football. Je veux gagner mais au plus profond de moi, je défends aussi cette façon de jouer pour une question d’éthique. Je respecte aussi ceux qui ne sont pas comme moi. Pourquoi ? Parce que je sais à quoi le football ressemble. Je sais qu’il y a des gens qui pensent la vision que nous empruntons comme risquée et qu’il est plus simple de défendre.
Il y a des entraîneurs qui mettent plus ou moins de joueurs devant la balle ; quand vous mettez beaucoup de joueurs devant la balle, le risque est amplifié. Il y a des entraîneurs qui ne l’envisagent pas. Je le respecte. C’est leur façon d’interpréter le jeu ou la façon dont ils sont capables de le partager. Maintenant, vous pouvez l’aimer plus ou moins…
Et vous ne l’aimez pas. Avez-vous dit cela à Diego Simeone ?
Q.S. : Je l’ai dit à tous, je lui ai dit. J’ai de l’estime pour ce qu’il fait, je l’apprécie. Ce qu’il a fait à l’Atlético, je pense que personne ne l’a jamais fait auparavant. Je ne pense pas que j’aurai un jour le mérite qu’il a. Je ne rêverai jamais du fait d’atteindre son niveau et de ce qu’il a fait six ans de suite, qui est incroyable. Mais je ne vais pas au cinéma voir des films d’horreurs, je ne les aime pas.
Je ne veux pas que les gens pensent que je m’en prends à des entraîneurs comme ça, non, mon Dieu, non. C’est uniquement le football qui ne m’enthousiasme pas. Je voudrais le rendre très clair parce que je sais que les gens voudront en faire ressortir quelque chose de violent mais j’apprécie énormément Simeone.
Vous considéreriez-vous comme contre-culturel ?
Q.S. : Non. Mais il y a eu un moment lorsque j’étais joueur où je l’étais avec beaucoup d’entraîneurs. Sur le terrain, je me disais : « Mon Dieu, qu’est-ce-que je fais là ? ». Ils arrivent à te convaincre de faire des choses que vous n’aimez pas, mais vous devez les faire sinon vous ne jouez pas. Je me rebellais toujours contre ça. J’ai toujours voulu avoir la balle à mes pieds, je ne l’ai jamais dégagé. J’ai eu quelques confrontations avec des entraîneurs mais il est aussi vrai que j’ai résolu leurs problèmes à leur place : je prenais la balle et marquais ou fournissais la passe décisive pour un but.
Comme entraîneur, avez déjà vous déjà eu des joueurs comme vous ?
Q.S. : Oui, et je les comprends. En plus, ils ont tendance à être les joueurs qui réalisent les meilleures prestations. Mais ce n’est pas la même chose. A l’époque, courir huit kilomètres par match était suffisant. Maintenant, vous devez en courir 12 ou être si bon, à tel point que l’équipe soit préparée pour compenser ce manque de travail. Dans les équipes que j’ai entraînées, jamais il n’y avait ce type de joueur si fort, pour avoir ce luxe. Je leur dis : « Les deux-trois gestes techniques que vous faites chaque match sont une chose, mais vous vous arrêtez là quand vous pouvez en faire plus ».
Je viens d’avoir une séance vidéo avec un joueur aujourd’hui et je lui ai dit : « Regarde, tu veux jouer en équipe nationale mais tu ne peux pas car le mec qui est en équipe nationale fait ce que tu fais – et même mieux – et en plus de cela, il fait ce que tu ne fais pas. Il court. Il fait ça tous les jours. Et tu penses que c’est parce que tu fais une chose bien –et c’est vrai que tu le fais très bien– que tu vas jouer pour l’équipe nationale ? Si je serais le sélectionneur, que je t’observerais, je me dirais : « Ce type ne peut pas venir ».
Le comprend-il ?
Q.S. : Bien sûr. Je lui ai montré la séquence et je lui ai dit : « J’étais le même ».
Votre style est exigeant pour vos joueurs : c’est risqué. Cela doit être dur. Vous demandez à votre gardien de but de jouer avec son pied, par exemple, alors qu’il n’a jamais joué comme ça auparavant. À certains moments, il doit avoir peur.
Q.S. : Un joueur a toujours tendance à se profiler vers ce qui est le plus confortable. Quand vous arrivez, vous parlez aux joueurs. Ici [au Betis, ndlr], dans quelques cas je n’ai pas eu besoin car les prédispositions étaient bonnes. Certains ont changé juste en sachant que je venais parce que je suis identifié comme un entraîneur avec un certain style de jeu. Le joueur qui est en vacances et qui lit que son club a signé cet entraîneur, sait déjà ce qu’il l’attend. Certains l’aimeront, d’autres penseront : « Mince, je suis gardien, je tremble ».
Je dis ce que j’ai toujours dit : donnez-nous une chance et gardez à l’esprit que toutes les erreurs que vous faites, ne sont pas les vôtres, mais les miennes. Si Adan [gardien, ndlr] a un doute sur le fait que je le défendrais s’il commet une erreur, doit-il toujours jouer au sol ? Bien sûr que oui il doit ! S’il dégage loin devant, je suis responsable.
J’ai dit aux joueurs que je jugerai leur volonté, pas leur succès. Nous faisons beaucoup de travail pour renforcer notre philosophie, car c’est ce que l’équipe a besoin. Mais je leur dis aussi le niveau de risque qu’ils doivent être préparé à prendre dans leurs prises de décisions. Il y aura des moments où vous êtes plus confiants, d’autres temps où la balle vient et vous devrez la dégager fortement. Aucun souci. Nous ne devons pas jouer chaque ballon. Ce que je leur demande, c’est d’avoir cette philosophie en tête parce que cela nous aidera et ce sera notre façon de jouer.
Que se passe-t-il si un joueur ne veut pas jouer de cette façon ou ne le peut pas ?
Q.S. : Tous les joueurs le veulent.
C’est ce que vous pensez ?
Q.S. : Oui. C’est facile de balancer le ballon au loin, mais si vous pouvez convaincre un défenseur central de jouer, il finira par ressortir de lui un meilleur joueur que ce qu’il était.
Mais le voient-ils comme ça ?
Q.S. : Je leur explique : « Tu veux rester dans ta zone de confort ? Tu ne signeras jamais au FC Barcelone. Si ce que tu fais c’est l’option facile, de balancer devant, où vas-tu ? ». Beaucoup de joueurs ne savent pas ce qu’ils sont vraiment capables de faire jusqu’à ce que vous leurs montriez.
J’observais John Stones de Manchester City l’autre jour et je pensais : « Mon Dieu, avant il n’était pas au courant qu’il pouvait faire ça ». Ou lorsque tu regardes Naples et c’est spectaculaire : leur façon de presser, leur façon de ressortir la balle et la prise de risque est magnifique. À la fin, vous voyez ces joueurs qui ont couru toute leur vie et maintenant ils disent : « Mon Dieu, maintenant je prends du plaisir ».
Parfois vous voyez des joueurs qui peuvent soudainement effectuer de belles choses et vous pensez : « Bordel, d’où ça vient ? ». Vous vous demandez comment ils sont soudainement si bons. Et c’est parce que vous leur donnez quelque chose qu’ils aiment : le ballon.