Cinq ans après les faits, l’Argentine n’a pas oublié ce que l’on appelle « l’affaire Cantero ». Dès son investiture, le natif de Quilmes et nouveau président d’Independiente, Javier Cantero, déclare la guerre à sa propre barra brava et dédiera son mandat à lutter contre la violence au sein de son club. Si cet engagement peut paraître minime d’un point de vue européen, la perception en Amérique du Sud est différente. La Grinta a pu s’entretenir avec la barra indésirable à la réputation sulfureuse.
Nous sommes en 2012 à Avellaneda, banlieue proche de la capitale argentine Buenos Aires. Dès sa prise de fonction, et s’apercevant que le club présente une dette de 70 M$, Javier Cantero, tout récemment élu à la tête d’Independiente (club faisant partie de ce que l’on appelle les cinq grands d’Argentine avec le Racing, Boca Juniors, River Plate et San Lorenzo), décide tout bonnement de ne plus donner un seul peso à la barra comme le faisait l’ancienne direction. Il nomme aussi Florencia Arietto chef de la sécurité du club. Arietto est une avocate qui possède un avis très tranché sur le sujet et qui considère les leaders des barras comme « des mafieux qui vivent au-dessus des lois », jouissant du contexte social « pour ne pas se salir les mains, en distribuant de l’argent et des billets de match à ceux qui n’ont rien profitant de la misère, qui serait la véritable main-d’œuvre des chefs des barras ». Puis de tirer comme conclusion « qu’ils viennent au stade uniquement pour l’argent et le pouvoir, pas pour le football ». Les propos sont sans appel et reflètent, comme très souvent en Europe, a eux seuls une frontière entre dirigeants et supporters.
Saccage et conférence de presse
Quelques semaines plus tard, le siège du club sera saccagé et le leader de la barra d’Independiente, Pablo « Bebote » Alvarez, une figure très connue des tribunes argentines qui faisait aussi partie de la structure Hinchadas Unidas Argentinas (en 2010, juste avant la Coupe du monde en Afrique du Sud, Cristina Kirchner créa lors de son propre mandat de présidente une structure regroupant un très grand nombre de barras bravas, la Hinchadas Unidas Argentinas. Cette structure, que dénonçait à l’époque le principal opposant du gouvernement, le groupe Clarin, comme un pacte entre certains groupes de supporters et le gouvernement péroniste est aujourd’hui dissoute), sera dans le viseur. Pourtant, les vidéos de sécurité du club démontrent qu’aucun leader de la barra brava faisant partie de la première ligne ni aucun membre du noyau (la structuration d’une barra brava est composée d’une première ligne avec le/ses leaders, de la deuxième ligne composant le noyau et de la troisième ligne avec ses membres plus en retrait aux tambours ou encore à la préparation des animations dans le stade) n’étaient présents ce jour-là. Aucune interpellation ne sera d’ailleurs effectuée du côté de la barra. Peu importe, le mal est fait et c’est le début de l’escalade.
Quelques jours plus tard, la « Barra del Rojo » (nom de la barra de l’Independiente) organise une conférence de presse à Buenos Aires, dans le quartier d’affaires de Puerto Madero, en compagnie de l’avocate de « Bebote » Alvarez, Débora Hambo (aussi avocate de la HUA), et du porte-parole de la barra brava, Hernan Palavecino, pour donner son point de vue sur le conflit l’opposant à Javier Cantero. Le journaliste spécialisé Gustavo Grabia relate que « la Barra del Rojo a fait écouter un enregistrement de la dernière réunion qui a eu lieu avec Javier Cantero, elle lui reproche de ne pas donner un centime mais il n’y a clairement aucune menace même quand le ton monte d’un cran. Après il faut voir le contexte… ». La Barra del Rojo reprochait avant tout à Cantero de lui avoir confisqué son matériel (bâches, tambours, drapeaux représentant une symbolique très forte dans le monde des tribunes) stocké à l’Estadio Libertadores de America. « L’argent pour l’achat des billets et les déplacements nous l’investissons nous-mêmes mais nous voulons récupérer notre matériel », lancera Hernan Palavecino à la fin de cette conférence.
Rébellion et démission
Florencia Arietto et Javier Cantero ne céderont pas devant les revendications de La Barra del Rojo. La majorité des supporters du club soutiendront même les dirigeants lorsque la barra brava qui menaçait d’envahir le terrain après l’ouverture du score de Quilmes en championnat : des insultes ou encore des « supporter n’est pas un métier, c’est une passion » résonnaient dans les travées en référence aux activités lucratives de la barra. Un chaos qui commence à faire tâche tandis qu’Independiente coule sportivement. Arietto allait toutefois un peu vite dans son « nettoyage », même trop vite pour son président et a dû quitter son poste. Pourquoi un tel revirement ? Cantero justifiera quelques temps après : « Ce que l’on a obtenu est déjà révolutionnaire pour Independiente et pour le football argentin en général. On ne paye plus les délinquants comme on ne leur offre plus les billets pour les matchs. Notre désaccord avec Florencia était basé sur le fait qu’elle voulait aller encore plus loin. Je suis aussi contre la violence dans les stades, mais je ne veux pas voir Independiente jouer dans une église ». Difficile de combiner répression et ferveur démesurée, en France le cas du Paris Saint-Germain reste le meilleur exemple.
Le combat de Cantero était loin d’être gagné, on peut même affirmer aujourd’hui qu’il est complètement perdu. Une relégation en deuxième division unique dans l’histoire du club que nous vous racontions déjà en 2013 et des pressions constantes auront eu sa peau. « Il y a quatre points très importants pour enrayer la violence dans notre football. Le premier, il faut de fortes décisions politiques. La seconde, des fonctionnaires honnêtes ce qui inclut aussi les fonctionnaires de police. La troisième, une AFA concernée et responsable. Et la dernière, une justice habile et qui nous accompagne. C’est en gros tout ce qui a manqué à Javier Cantero… Avec tous ces éléments, je peux vous assurer que l’on progresserait énormément dans ce domaine », assurait la professeure de métier et membre de l’ONG Salvemos Al Futbol, Monica Nizzardo dans un entretien accordé à La Grinta. De plus, il faut prendre en compte la structure et le mode de fonctionnement des clubs argentins. Dans la majorité des pays où le football est un phénomène social important, que ce soit en Europe ou en Amérique latine, les clubs appartiennent à des groupes économiques privés. En Argentine, les clubs adoptent la forme d’institutions sociales avec un statut d’association à but non lucratif menant à des assemblées de socios assez fréquentes. Ainsi, Javier Cantero démissionnera suite à une assemblée plus que houleuse où il sera agressé. La barra brava d’Independiente a par la suite pu reprendre normalement toutes ses activités en tribune. « Javier Cantero a été le seul, et je dis bien le seul, à porter ses couilles (sic) pour dénoncer et combattre les barras bravas. Il était sous protection personnelle toute la journée, ne pouvait se rendre seul à Avellaneda et aucun, je dis bien aucun, dirigeant ou politique n’a prononcé ne serait-ce qu’un mot pour le soutenir dans cette démarche. C’est une honte ! Javier Cantero a dû aussi affronter une crise sportive dans le même temps et c’est peut-être cela qui lui a fait défaut même s’il n’y a jamais de bons ou mauvais moments pour combattre ce fléau, je pense que sans la première relégation de l’histoire du club il aurait peut-être pu aller au bout de son idée », nous confiait amèrement Pablo Carrozza. Pour poursuivre notre enquête, le rendez-vous est donc pris avec la Barra del Rojo pour découvrir de l’intérieur ces supporters aussi influents que réfractaires aux médias.
Rencontre avec la Barra del Rojo
« Les tentatives pour obtenir des entretiens avec des membres actuels des barras bravas se soldent en général par une réponse unanimement négative. Quelqu’un qui cherche à obtenir des informations est immanquablement associé, dans leur vision du monde, aux forces de l’ordre : l’attitude qui prime est une intense méfiance et un refus de témoigner », prévenait Diego Murzi, sociologue et membre lui aussi de l’association Salvemos al Futbol.
Nous avons quand même pu nouer un contact par l’intermédiaire de la « Brava-Massalia », un groupe de supporters marseillais aujourd’hui dissous qui entretient des liens d’amitiés avec la Barra del Rojo. C’est donc dans le vieux centre-ville de Buenos Aires et ses rues pavées que nous retrouvons celui qui avait donné cette fameuse conférence de presse, Hernan Palavecino, bras droit du leader Pablo « Bebote » Alvarez, accompagné de ses amis en terrasse d’un bar irlandais. À peine installés à la table, les premières discussions concernant Independiente vont bon train. Flatté de recevoir des Français au sein de son commerce, le patron du bar, fan inconditionnel du Rojo (surnom de l’Independiente), s’immisce dans la discussion. « Si vous voulez savoir n’importe quelle information sur Independiente, c’est lui qu’il faut aller voir. Une vraie encyclopédie, il connaît toutes les dates sur le bout des doigts et il est capable de vous sortir les compositions de pratiquement tous les matchs ! On l’appelle ‘le Wikipedia de l’Independiente’ », se marre Hernan Palavecino. Avant que le commerçant ne prenne la parole à son tour : « Regarde cet immeuble là-haut. C’est le lieu où vit la plus grande idole du club, Ricardo Bocchini. Tu sais que je le connais bien ? Il a passé toute sa carrière à l’Independiente de 1972 à 1991 pour remporter quatre Copa Libertadores (équivalent de la Ligue des champions en Amérique du Sud, ndlr), une Coupe Intercontinentale et trois titres de champion d’Argentine. Rien qu’en y repensant, j’en ai encore des frissons. » Lorsque nous évoquons un nom plus méconnu en Europe, celui du Paraguayen Arsenio Erico, pourtant légende sur le continent sud-américain, qui reste aujourd’hui le meilleur buteur de toute l’histoire du football argentin et qui a évolué à Independiente, Palavecino embraye : « C’est vrai qu’il y a aussi Erico. Mais ce n’est pas notre génération et ne nous l’avons jamais vu jouer car il a évolué à Independiente de 1933 à 1946 avec effectivement ces 293 buts qui ont fait sa légende. C’est peut être pour cela que l’on considère plus Bocchini ».
Les anecdotes sur le Rojo s’enchaînent et l’ambiance se révèle conviviale. Nous sommes à des années-lumières des délinquants, des mafieux et des supporters ignorants tout de leur équipe selon Florencia Arietto. Palavecino veut justement revenir sur ce conflit : « Sur l’affaire Cantero, nous avons entendu tout et n’importe quoi. C’est pour cela que nous avions convoqué une conférence de presse, pour éclaircir beaucoup de choses car le conflit concernait avant tout le matériel de la barra ». Il ajoute : « C’est comme sur l’histoire des deux chiens pendus à l’entrée du centre d’entraînement après les mauvais résultats du début de saison en deuxième division. Tous les médias ont accusé la Barra del Rojo affirmant que l’on avait fait ça pour mettre la pression sur le président Javier Cantero et sur les joueurs. C’est complètement faux. On a appris la semaine suivante que c’était des gamins de la villa (favela argentine, ndlr) d’à côté qui avait fait cela. »
La discussion se poursuit logiquement sur le rôle des médias et le traitement de ces supporters décriés. « Je vais vous montrer quelque chose », annonce alors le leader de la barra en sortant son téléphone portable pour nous montrer une couverture du quotidien sportif argentin Olé. Sur cette dernière, titrée « Violence », apparaît Hernan Palavecino aux côtés de « Giba » le leader de la Torcida de l’Internacional de Porto Alegre au Brésil assassiné lors d’une fusillade visant son véhicule. « Voilà, en gros titre on voit apparaître le mot violence. C’est tout le temps pareil, on parle de violence, de business autour des tickets mais jamais de l’organisation de nos activités en tribune et du rôle social que peut avoir la Barra del Rojo. Ils cherchent toujours à faire dans le sensationnel », étaye Hernan Palavecino. « C’est comme avec Bebote, renchérit-il. Les médias le présentent toujours comme un monstre. Je peux t’assurer que c’est quelqu’un de très gentil, il a un chien qu’il emmène toujours avec lui et le traite comme un enfant mais ça ce n’est pas sensationnaliste. Pourquoi ne parle-t-on jamais de nos amitiés avec l’America de Cali (club de première division colombienne, ndlr) ou encore le Caracas FC (première division vénézuélienne, ndlr) ? Pourquoi ne parle-t-on jamais du travail logistique pour assurer l’ambiance en tribune avec les bombos (gros tambours, ndlr), banderoles, etc. ? C’est cela que je reproche. »
Quand nous abordons le thème des activités lucratives de la barra, Palavecino reste assez vague et botte en touche : « C’est pour nos activités en tribune, rien de plus ». En revanche, sur le thème de la violence, le leader de la Barra del Rojo ne se braque pas et énumère des facteurs concernant ce fléau. « Il y a plusieurs choses à prendre en compte. Le rôle de la police, celui de la sécurité du club et le nôtre. Tu sais ici, la police fait très souvent dégénérer les choses dans son propre intérêt. Je ne dis pas que les barras sont des anges, loin de là, mais combien de fois la police a provoqué des affrontements ? Beaucoup plus que les barras, et je vais vous expliquer pourquoi. Les clubs en Argentine doivent financer eux -mêmes la sécurité autour des rencontres de football qu’ils organisent. Alors que se passe t-il ? Les policiers sont embauchés comme des agents de sécurité privée, en faisant des heures supplémentaires, ce qu’on appelle ici des extras, et mettent le bordel pour continuer à occuper leurs postes et à ramasser de l’argent en plus de leurs salaires de fonctionnaires. Eh oui, si tout se passe bien, sans violence, ces postes supplémentaires ne seraient plus justifiés… Voilà comment cela se passe réellement ». Un sujet sensible confirmé par Monica Nizzardo sur l’importance du rôle des fonctionnaires de police et de la justice. « Comment peut-on accepter qu’un policier soit appelé pour faire un extra dans un contexte aussi particulier que le football après ses huit heures de service ? Vous vous rendez compte où on en est ? On ne demande pas une sécurité privée autour des stades de football car la sécurité des citoyens est un service public mais il faut qu‘il soit organisé en conséquence des besoins », assurait elle.
« Bebote président »
Un point que le gouvernement de l’actuel président de la République Mauricio Macri (et ex-président de Boca Juniors) souhaite réformer via Guillermo Madero qui a été chargé par la ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich de traiter le problème de la violence lors d’événements sportifs en Argentine. Ce dernier nous révélait dans une interview que « le changement structurel et culturel devait commencer par là. Et notamment au niveau de la police. La police possède actuellement un système que l’on appelle un système additionnel. Plus précisément, les fonctionnaires de police ont leur planning et leurs horaires à respecter mais peuvent actuellement effectuer des heures supplémentaires, en gros du rab, en dehors de leurs prises de fonction. Ce que certains fonctionnaires faisaient par exemple lors des matchs de football, vu que les clubs finançaient la sécurité autour des matchs de football. Ce modèle va changer et de manière radicale. Pourquoi ? Nous étions rentrés dans un cercle vicieux avec ce mode de fonctionnement. Il y avait de la violence donc beaucoup plus de policiers, encore plus de violence donc encore plus de policiers et qui dit plus de policiers, dit plus de rab et plus d’argent en jeu, vu que les clubs devaient gérer la sécurité. Je le répète une nouvelle fois, nous allons changer cela car c’est une partie d’un certain business qui générait la violence. Notre modèle policier, et j’ai moi-même travaillé avec la Policia Metropolitana (police métropolitaine de la ville de Buenos Aires, ndlr) un certain nombre d’années, est un modèle fiable qui est suffisamment rémunéré pour ne pas faire de rab. Notre police est encadrée avec des spécificités bien précises, ce que nous allons donc mettre en place est une section policière pour le football et c’est la réforme la plus importante que nous travaillons actuellement ».
Aujourd’hui, la Barra del Rojo connaît de très gros changements en interne. L’emblématique leader Pablo Bebote Alvarez est toujours numéro 1 au sein de la barra mais interdit de stade suite à des tensions avec son rival pour le contrôle de la Barra del Rojo, Loquillo, lui aussi sous le coup d’une interdiction de stade. Malgré tout, il y a quelques temps une banderole mentionnait à l’Estadio Libertadores de America : « En el 2018 Bebote Presidente » (Bebote président en 2018). Un ancien leader d’un groupe de supporters à la présidence de son club de cœur ? Impensable en France. En Argentine ? Cela est loin d’être une utopie. Voir le cas de Raul « Pistola » Gamez, lui-même leader de la « Barra del Fortin » de Vélez Sarsfield dans les années 1980 et aujourd’hui président du club briguant un troisième mandat. Du côté de Bebote ce ne sera pas encore le cas. Ce dernier a été bloqué dans sa candidature par l’actuel président du club Hugo Moyano (aussi secrétaire général de la CGT argentine) pour une histoire de paperasse que contestera le leader de la Barra. Une candidature atypique et symptomatique de son influence peut-être repoussée aux prochaines élections.
Propos de Diego Murzi, Pablo Carrozza, Monica Nizzardo, Guillermo Madero, Gustavo Grabia et Hernan Palavecino recueillis par Bastien Poupat à Buenos Aires
Propos de Florencia Arietto et Javier Cantero tirés de SoFoot.com