Ce samedi 2 janvier, l’Espanyol reçoit le Barça, son voisin, pour la 18e journée de Liga. Le premier d’une série de trois derbys barcelonais en un mois, puisque les deux clubs vont aussi se rencontrer en Coupe du Roi. L’occasion de revenir sur une rivalité qui fait de moins en moins vibrer les Catalans. Et pour cause : pendant que le Barça règne en maître sur le football mondial, l’Espanyol n’en finit pas d’agoniser.
La plupart des derbys ont quelque chose d’intemporel. Les rivalités qu’ils portent sont si anciennes et si fortes qu’on n’imagine pas qu’elles puissent disparaître. Le Barça et l’Espanyol nous démontrent que si. L’histoire du derby barcelonais, débutée à l’aube du vingtième siècle, c’est l’histoire d’une rivalité finissante entre deux clubs qui n’ont plus ni le goût ni l’envie de se détester.
Une autre dimension
L’explication la plus simple tient à la différence de niveau entre les deux équipes. Depuis le début du XXIe siècle, le Barça est devenu l’un des plus grands clubs d’Europe, alors que l’Espanyol est resté un club moyen de Liga. Alors que les supporters du Barça, les blaugranas, regardent chaque année en direction de la Ligue des Champions et se battent avec l’ennemi madrilène pour une flopée de titres, ceux de l’Espanyol, les pericos, végètent dans le ventre mou du championnat. Et il n’est pas rare de les voir jouer le maintien, tant leurs difficultés institutionnelles et économiques les fragilisent. Cette saison, le club a d’ailleurs été racheté par un obscur investisseur chinois pour faire face à ses importantes dettes, ce qui n’augure pas forcément des lendemains qui chantent.
Sportivement, comme on peut s’y attendre, les dernières confrontations entre les deux équipes montrent le fossé qui les sépare. Depuis la saison 2000-2001, l’Espanyol n’a gagné que trois derbys alors que le Barça en a remporté 22. Ces dernières années, les rencontres se sont même régulièrement terminées sur une large victoire des Culés (5-1 et 4-0 en 2011, 4-0 en 2012, 5-1 en 2014).
A tel point que les supporters du Barça n’ont même plus l’envie de chambrer leurs voisins, après tant de victoires faciles, alors que leur vrai rival, bien sûr, est à leurs yeux le Real Madrid.
L’abîme de niveau qui sépare les deux équipes ne suffit pas à tout expliquer. Le football mondial regorge d’équipes qui, au fond du trou, ont toujours pu compter sur un public fidèle. Mais l’Espanyol n’en fait pas partie. Son stade, dans la banlieue de Barcelone à Cornellá, affiche tristement l’un des plus faibles taux de remplissage de Liga : 46,1% en 2014-2015. Seul Getafe, dans une petite banlieue de Madrid, fait pire. L’immense Camp Nou (presque 100.000 places) affiche quant à lui un taux de remplissage de 78,6%, la sixième de Liga, et l’affluence brute la plus élevée : plus de 77.000 spectateurs par match en 2014-2015.
Derby du XXe siècle
Comme c’est souvent le cas dans les derbys où un club est plus grand que l’autre, les supporters de l’Espanyol ont développé un ressentiment contre leur voisin, le « Bar$a » qui peut se permettre de dépenser des sommes astronomiques en transferts. Dans les années 20 déjà, le légendaire Ricardo Zamora, qui a donné son nom au trophée du meilleur gardien de Liga, passait de l’Español – dont le nom n’a été « catalanisé » qu’en 1995 – au Barça parce que le club culé payait mieux.
C’est à cette époque que les plus grands derbys entre les deux équipes ont eu lieu. En 1924, les Barcelonais faisaient la queue toute la nuit pour assister au match entre les deux équipes pour le défunt Championnat de Catalogne. Les stars de l’Español étaient le gardien Ricardo Zamora, le milieu Crisanto Bosch et le défenseur Ricardo Saprissa. Celle du Barça un attaquant philippin nommé Paulino Alcantara. Ce sont d’ailleurs ces deux derniers qui vont enflammer le derby, quand Saprissa arrête violemment Alcantara et le blesse à la mâchoire.
Le match, bouillant, enflamme les aficionados, et des bagarres éclatent entre peñas du Barça et de l’Español. Une autre faute, qui débouche sur l’expulsion du blaugrana Josep Samitier, provoque un pugilat entre les joueurs eux-mêmes. Le match est injouable. L’arbitre le suspend, s’attirant les foudres du public qui lui jette des pièces de monnaie. L’Español remportera finalement 1-0 le « derby le plus long de l’histoire », rejoué plus d’un mois plus tard à huis-clos.
Dans les années 50, alors que le Barça s’impose comme l’autre grand club espagnol en contestant l’hégémonie du Real Madrid, le derby barcelonais reprend pourtant du poil de la bête. Lors de la saison 1950-1951, l’Español explose son ennemi 6-0. Un record qui, malgré l’hégémonie des culés dans les duels entre les deux équipes, tient encore aujourd’hui. Le principal artisan de cette victoire s’appelait Julian Arcas, auteur d’un doublé. En 1957, les deux équipes s’affrontent lors de la finale de la coupe nationale, lors de laquelle le Barça s’impose 1-0. Les grands joueurs blaugranas s’appelaient Ladislao Kubala, Antoni Ramallets ou Ramon Alberto Villaverde.
Nationalismes
A travers le derby barcelonais, on peut surtout revoir l’histoire politique troublée de la Catalogne et de l’Espagne. L’affrontement entre les deux a représenté l’opposition identitaire entre le melting-pot catalan propre au Barça et le nationalisme espagnol du côté, justement, de l’Español. Le Barça a ainsi été créé par un Suisse – en 1899 – et l’Español – en 1900 – comme son nom l’indique, par des Espagnols.
L’actualité récente, nous montrant une Catalogne aspirant à voler de ses propres ailes, rappelle à quel point cette question identitaire y est importante. Le Barça, récemment sanctionné par l’UEFA parce que ses supporters ont arboré des drapeaux indépendantistes et scandé « Independència » lors d’un match de C1, est le porte-étendard de l’identité catalane. L’Espanyol, lui, est souvent vu, quoiqu’il s’en défende, comme plus favorable à Madrid, voire lié à la dictature franquiste.
Franco, dirigeant de 1939 à 1975, avait en effet interdit tout ce qui se rapprochait de près ou de loin de l’identité catalane pour punir une région qui avait pris fait et cause contre lui pendant la guerre civile (1936-1939). Le club catalan a d’ailleurs été plusieurs fois floué par des interventions de proches du régime, comme lors du transfert d’Alfredo Di Stéfano, qui signa pour le Real Madrid alors que le Barça avait déjà acheté les droits de l’Argentin à River Plate.
Bien sûr, l’Espanyol se défend vigoureusement d’avoir soutenu ou même été soutenu par la dictature franquiste. Le club prétend s’être toujours tenu éloigné de la politique. Soit, mais sous une dictature, ne pas prendre parti, c’est suivre le dicton toujours connu des Espagnols ayant vécu à cette époque : « no te metas en politica » (« ne fais pas de politique »). Surtout quand le régime « faisait de la politique » avec le voisin culé, lui mettant des bâtons dans les roues dès que possible.
Sans oublier qu’en tribunes, les ultras de l’Espanyol se sont très rapidement tournés vers l’extrême droite. A la grande époque du hooliganisme, en 1985, naissent les Brigadas Blanquiazules. Inspirées des célèbres Irriducibili de la Lazio, qui valent jusqu’à aujourd’hui au club italien une sale réputation de « club de fachos », les Brigadas étaient craintes dans toutes les tribunes du royaume et assumaient sans complexe leurs idées fascistes, embarrassant le club. Elles sont dissoutes en 2010. Mais l’extrême droite est toujours présente dans les tribunes de Cornellá : lors des derbys, les Brésiliens du Barça Dani Alves et Neymar subissent régulièrement des cris de singes et des lancers de bananes de la part de supporters de l’Espanyol, comme en 2014.
Bref, le folklore a depuis bien longtemps délaissé le foot catalan au profit du grand Clasico. La folie du derbi dans les années 1920 est bien loin…