Casablanca (Dar-el-Baïdaa en arabe), métropole connue pour sa Grande Mosquée et son film éponyme mondialement célèbre, est devenu une place forte du football marocain grâce à ses deux clubs historiques (le Raja et le Wydad) qui réunissent 28 titres nationaux à eux deux. Mais ces deux clubs dont on connaît la rivalité viscérale ont un point commun dans leur histoire respective : le Père Jégo.
Mohamed Ben Lahcen Affani, de père commerçant, naît dans le protectorat français de Tunisie en 1900. Le jeune Mohamed accompagnera son père lors de voyages, ce qui lui permis de s’enrichir culturellement et de devenir polyglotte à l’âge de 17 ans. De succès scolaires en grandes écoles, sa destinée semblait toute tracée en tant que cadre dans le secteur bancaire. Mais peu habitué à une vie figée, il décide de repartir en France trois ans après l’avoir quittée au terme d’un stage dans une banque parisienne.
Il tente de commencer une carrière de footballeur dans un pays où il découvre cette passion du ballon rond. C’est en France où on le surnomma « Père Jégo » en référence à un grand joueur français de l’époque qui avait une ressemblance avec Mohamed, sobriquet qui le poursuivra toute sa vie. Sa carrière le conduira également à l’US Casablanca, mais il y laissera l’image d’un joueur très moyen.
Fibre journalistique
Fin de carrière et début d’une autre, il devient recruteur et commence en parallèle une carrière de journaliste sportif dans les années 1930 où il rejoint Le Petit Marocain, un quotidien francophone de Casablanca mais aussi Radio Maroc (la radio nationale) en tant que commentateur sportif. Père Jégo est le premier journaliste sportif du Maroc, dans ses papiers, il parle tactique, fond de jeu et intelligence de jeu, chose inédite dans la presse maghrébine. En 1949, il ira interviewer Larbi Ben Barek, star du football de l’époque qui a évolué à l’OM et à l’Atletico de Madrid entre autres. Sans complaisance, il ira titiller la « Perle Noire » sur des questions sensibles telles que la politique de l’époque, ses sélections en équipe de France et le fait qu’il ait chanté la Marseillaise à gorge déployée alors qu’il est né à Casablanca. On découvre alors un Père Jégo nationaliste dans un Maroc encore sous protectorat français. Cette interview restera dans les annales de la RTM (Radio-Télévision Marocaine).
« Jégo la science »
Casablanca se modernise tout comme le Maroc sous l’impulsion du Général Lyautey ainsi que le sport avec la création des premiers clubs de football et d’une ligue même si la structure officielle est sous le giron du pouvoir français. Laissant aux indigènes les rues comme seul terrain de jeu, des équipes de quartier se forment. Le Wydad a fondé son club omnisport en 1937, Wydad signifie « amour » en arabe et tire sa référence d’un film du même nom où joue la grande chanteuse égyptienne Oum Khaltoum. La section football est créée en 1939 avec l’aide du Père Jégo à la demande des joueurs indigènes de Derb Loubila qui voulaient se structurer. Le Père Jégo a entre ses mains une équipe composée à 100% de joueurs marocains qui intégre la Ligue du Maroc.
Depuis sa création, le Wydad Casablanca incarne la résistance et l’insoumission face aux colons français et s’érige en véritable symbole du nationalisme marocain. Le club remportera 4 fois la Ligue du Maroc avec un jeu efficace et rigoureux nourri des connaissances du football européen du Père Jégo. En 1952, après avoir glané le 4ème titre de champion, les joueurs votent le départ du Père Jégo lors d’un rassemblement extraordinaire. Il interprétera ce geste comme une trahison, lui qui était extrêmement proche de ses joueurs au point d’en nourrir certains et de les emmener au cinéma ou se gaver de pâtisseries. Considéré comme le père spirituel du Wydad, il sort par la petite porte.
La période Raja
Afin d’avaler son amertume et sa colère de l’épisode wydadi, il se rend chaque jour dans le quartier de Derb Sultan dans un café pour y jouer aux dames. On raconte même que les gens affluaient lors des parties du Père face à Larbi Ben Barek.
Une délégation d’un petit club de quartier à la recherche d’un entraîneur se rend donc au Café Raja afin de solliciter le Père Jégo à reprendre l’équipe, il donne son accord et devient l’entraîneur de la modeste formation d’Al Fath-Al Bidaoui (présidée par un Algérien). Plus tard renommée Raja Club Athletic, l’équipe peine à concurrencer le Wydad mais marquera les supporters qui viennent en masse pour la voir développer du beau football. Jégo prône un football, aux antipodes de celui qu’il instruisait au Wydad, constitué d’un jeu plus technique et plus spectaculaire pour des joueurs dont leur physique se rapproche plus de l’Amérique du Sud.
Après l’indépendance du Maroc (1956), la FRMF (Fédération Royale Marocaine de Football) voit le jour dans la foulée tout comme le premier championnat marocain post-colonial. Le Père Jégo apparaît dans les registres officiels de la création de la FRMF.
La première édition en 1956-1957 donnera des sueurs froides au Père Jégo qui évite de justesse la relégation. Les affaires s’arrangeront pour celui qui officiera pendant treize ans sur le banc du Raja avant sa retraite en 1968. Il quitte la scène du football avec deux titres de vice-champion du Maroc (1960 et 1966) et deux finales de Coupe (1965 et 1968).
Fin de vie et postérité
Le Père Jégo se retire et sa fin de vie se fera seul et sans le sou. Il assistera à l’épopée de la sélection marocaine au Mondial mexicain de 1970 où ses anciens protégés y participent puis s’éteint dans sa modeste maison à Casablanca le 30 août 1970.
Le Père Jégo aura marqué à tout jamais le sport et le football marocain par son empreinte. Il est le dénominateur commun des deux grands clubs de la capitale économique dont la ferveur et parfois la haine alimente le football au Maroc.
À la fois banquier, journaliste, footballeur et entraîneur, le Père Jégo figure également dans la mémoire collective du football marocain comme un patriarche qui prenait soin de ses joueurs « comme de ses propres enfants », disait-il. Et de rester bel et bien le Saint patron du football marocain.