25 juin 1978. Estadio Monumental à Buenos Aires. Les bras en l’air, un homme aux cheveux longs s’extasie et chavire dans un bonheur pur. L’image est iconique. Le numéro 10 est devenu une légende. L’Argentin Mario Kempes s’offre alors un doublé en finale de Coupe du monde contre les Pays-Bas, le passeport pour la gloire éternelle et un futur doré.
Une vingtaine d’années plus tard, après une carrière de joueur marquée par de belles expériences en Espagne et en Argentine, le temps est venu de monnayer ce doublé devenu mythique et de s’essayer à la carrière d’entraîneur. Kempes n’a pas vraiment peur de l’aventure, comme le démontre son passage par le club de Pelita Jaya en Indonésie. Alors quand il reçoit une offre d’Albanie, il n’hésite pas vraiment. Un beau chèque, la perspective de pouvoir travailler avec son frère Hugo et celle de devenir le premier entraîneur étranger de l’histoire du championnat local ? Allez bingo, direction l’Albanie.
Fin 1996, l’Argentin de 42 ans débarque donc dans les Balkans. Il ne le sait pas encore mais quelques semaines plus tard, il devra fuir l’Albanie sous la menace d’une insurrection civile.
Les années 1990 en Albanie, une décennie nébuleuse
Dans les années 1990, l’Albanie tente de se réinventer. Le pays sort de plusieurs décennies d’isolement strict sous la coupe du dictateur communiste Enver Hoxha. La paranoïa, l’enfermement et un système rigide laissent place à une nouvelle liberté sur tous les plans. Une liberté qu’il est difficile d’embrasser du jour au lendemain, surtout dans un pays qui manque de structures pour réguler ces nouveaux élans.
À la télévision, la vie rêvée proposée par la RAI laisse songeur les Albanais. Et si après tant d’années de communisme forcé, ils avaient aussi le droit à la vie facile proposée par le capitalisme ? Ils y croient ou du moins certains sont là pour les aider à y croire. Comme en URSS, les opportunistes, les malins, les cyniques, souvent d’anciens cadres du régime communiste, s’approprient les quelques richesses du pays mais ils vont également plus loin. Malheureusement. Quelques-uns décident de monter un système qui leur permettra de profiter de l’enthousiasme général lié à cette nouvelle ère et à la naïveté d’une population qui sort de 40 ans d’obscurantisme.
Le principe est simple. « Prêtez-moi votre argent et vous récolterez des intérêts sans rien faire ». La richesse à portée de bras pour chacun. Dans un pays où le système bancaire balbutie, ces sociétés qui promettent des taux d’intérêt mirobolants sonnent comme une aubaine. Le bouche à oreille fait le reste. L’oncle, le père, le voisin, tout le monde place ses économies dans cette combine. Il serait dommage d’être le seul idiot à ne pas profiter d’une telle opportunité. Les Albanais vendent leur maison de famille, certains de pouvoir en racheter deux d’ici quelques mois. Les agriculteurs, fatigués par leur travail épuisant, vendent animaux et récoltes au plus offrant. Toute liquidité est bonne à placer.
Au début, le système fonctionne parfaitement. Comme dans toute pyramide de Ponzi, les intérêts des premiers investisseurs sont remboursés grâce aux investisseurs suivants. Et les discours enthousiastes des premiers convainquent aisément ceux qui mettent un peu plus de temps à se laisser berner. Au plus haut de cette vague spéculative, le Fonds Monétaire International estime que deux millions d’Albanais ont placé leurs économies auprès de ces sociétés peu scrupuleuses. Deux millions sur une population de 3,5 millions d’habitants. Toutes les familles albanaises sont touchées par ce virus et même les expatriés envoient de l’argent au pays pour participer.
Le système Xhaferri
L’un des grands personnages derrière cette combine spectaculaire s’appelle Rrapush Xhaferri. Ancien membre du parti communiste, il lance sa société, sobrement appelée Xhaferri et propose des taux d’intérêt défiant toute concurrence. De 12 à 19% par mois au début, il promet aux Albanais de tripler leur mise en 3 mois fin 1996.
Le business est prospère et Xhaferri roule des mécaniques. Au-delà de sa rutilante Mercedes-Benz noire, il démontre sa richesse à travers une danseuse de choix : le KS Lushnja. Quoi de mieux que le football pour mettre en avant son pouvoir et son importance ? L’homme veut que son club remporte des titres et il est donc le premier à recruter des étrangers en Albanie : deux Brésiliens et un Nigérian. Et puis vient le tour de Mario Kempes, recommandé par un imprésario italien. Le premier entraîneur étranger en Albanie, un champion du monde, un homme à la prestance certaine, c’est un très joli coup pour Rrapush Xhaferri.
Dès son arrivée, Kempes est célébré en héros et des milliers de personnes l’attendent au stade de Lushnja pour voir si l’écho de son arrivée en Albanie n’était pas qu’un conte. L’attente est immense mais les premiers matchs se déroulent parfaitement, Kempes mène le club en demi-finale de Coupe d’Albanie et le premier titre de l’histoire du club semble à portée de main. Oui mais… Oui mais…
Tout s’écroule en quelques jours
Pendant cet hiver 1996/97, le système pyramidal commence à s’effondrer en Albanie. Des premières entreprises se déclarent en banqueroute et annoncent qu’elles n’auront pas la possibilité de rembourser les investisseurs. Peu à peu, toute l’Albanie se rend compte qu’elle s’est fait berner par quelques escrocs et que la dolce vita louée par la RAI ne sera pas pour cette fois.
En janvier, Rrapush Xhaferri tombe comme les autres, il est arrêté. La stupéfaction est immense à Lushnja. Ce bienfaiteur de la ville, le président du club de football local, a-t-il vraiment osé arnaquer les siens ? Au début, beaucoup pensent que non et les habitants de la ville attaquent la police et la mairie pour essayer de libérer « Le Général », ce héros local. Mais au fil des jours, chacun doit se rendre à l’évidence : Xhaferri est bien un escroc.
Dans ce contexte où la ville de Lushnja devient un far west où l’odeur de l’essence est omniprésente, Mario Kempes se rend bien compte que la situation est en train d’échapper aux autorités. Un matin, un voisin le prévient qu’il doit partir avant que tout explose dans le pays. Mario Kempes et son frère Hugo ne réfléchissent pas à deux fois. Les 80 kilomètres jusqu’à l’aéroport de Tirana sont avalés et ils trouvent une place sur le dernier vol qui quitte le pays dans une ambiance « digne de Midnight Express », comme le racontera l’Argentin.
C’est en est fini de Kempes en Albanie mais la colère du peuple albanais ne fait que débuter. Dans un pays qui a consolidé son stock d’armement pendant plusieurs décennies en attendant l’éventuel affrontement avec un ennemi capitaliste, les hommes et femmes mécontents n’ont aucun problème pour trouver les outils (un million d’armes en circulation à cette époque) pour exprimer leur colère. Ils demandent que le gouvernement rembourse l’argent qu’ils ont investi mais comprennent rapidement que des officiels de haut niveau faisaient partie de la combine ou, du moins, ont laissé faire. La révolte liée à tout cet argent perdu se transforme ainsi en véritable guerre civile qui va au-delà de la simple colère liée aux pyramides de Ponzi.
Certaines régions font quasiment acte de sécession par rapport au pouvoir de Tirana et à chaque coin de rue, des hommes habillés de Kalachnikov deviennent des membres banals du décor. Résultat ? 2000 morts, la chute du gouvernement et la nécessaire intervention d’une force internationale sous l’égide des Nations Unies. Il faudra des mois pour que l’Albanie retrouve un semblant de tranquillité.
L’illusion KS Lushnja a fait long feu. Celle des pyramides de Ponzi également. Rrapush Xhaferri, jadis bienfaiteur local, terminera sa vie en prison avant d’y décéder. De leur côté, des millions d’Albanais ont perdu leurs économies et surtout la foi en un avenir plus radieux. Après 40 ans d’enfermement, les années 1990 ont été celles d’un apprentissage amer pour beaucoup d’entre eux.