Il y a 20 ans, Louis van Gaal remportait la Ligue des champions avec une équipe jeune et talentueuse. Organisé en 3-4-3, l’Ajax avait vaincu et convaincu, en développant un football conquérant et offensif. Retour sur une équipe légendaire, dont les partis pris tactiques sont toujours en vogue.
Défense à trois, pressing et marquages individuels
Si l’on devait dégager une tendance tactique significative (et surprenante) en 2014, ce serait sûrement le retour de la défense à trois, et plus largement, du marquage individuel. Le Bayern de Pep en Ligue des champions, l’OM de Bielsa en Ligue 1, comme les Pays-Bas à la Coupe du monde : Toutes ces équipes ont connu le succès de façon plus où moins inattendue en appliquant – à leur sauce, et selon l’organisation de leurs adversaires – ces trois ingrédients.
D’ailleurs, la première chose frappante lorsqu’on se penche sur la défense à trois de l’Ajax 1995 face au Bayern (demi-finale retour, 0-0 à l’aller), c’est sa composition. Danny Blind est le seul véritable stoppeur du onze, entre deux latéraux de métier sur les flancs : Reiziger et Bogarde. Habituellement, le back three est encore plus offensif, avec Frank de Boer au poste de latéral gauche, suspendu ce jour-là.
Dans le 3-1-4-2 que Guardiola a aligné à Rome lors du 7-1, son défenseur gauche n’est autre qu’Alaba, arrière gauche de métier, et également très impliqué dans la construction du jeu.
Face au 3-5-2 du Bayern, Louis van Gaal s’adapte. Au 3-4-1-2 de Trapattoni, van Gaal répond – en phase défensive – par un 3-1-4-2. Reiziger et Bogarde marquent les attaquants Witeczek et Zickler, alors que Danny Blind les couvre dans une ligne très basse. Devant eux, Rijkaard suit Mehmet Scholl à la trace, et est chargé de renvoyer les longs ballons là d’où ils viennent. Au milieu, Ronald de Boer suit Nerlinger dans ses projections verticales, et Litmanen doit faire face à Schupp dans ses décrochages, quand le Bayern construit.
Le coup tactique de van Gaal, dans ce match : avoir fait défendre Seedorf sur Frey, comme un milieu gauche (équivalent de Finidi sur Zickler de l’autre côté) alors qu’Overmars se joignait à Kanu pour presser la défense à trois du Bayern. Dès la perte du ballon, l’Ajax pressait selon ce schéma.
Quand on sait comment défend Marseille aujourd’hui, on comprend pourquoi van Gaal est le seul Européen validé par Bielsa. On voit aussi son influence sur (le non moins influent) technicien argentin : un 3 contre 2 derrière, de l’individuelle partout au milieu, et un joueur de moins face aux relanceurs adverses.
Aujourd’hui, on oppose souvent l’horizontalité du 4-3-3 et la verticalité du 4-2-3-1. En un sens, Rijkaard était comme le 4eme défenseur de ce 3-4-3. Alors, (3+1)-2-3-1 = 4-2-3-1 ? En poussant le raisonnement jusqu’au bout, il n’est pas étonnant que ce système soit très vertical dans son animation offensive.
Jeu long et grand black pas très costaud
Avec cette organisation (et sept joueurs noirs dans son onze type) van Gaal utilisait parfaitement le potentiel technique et athlétique de sa jeune équipe (deux joueurs de plus de 25 ans face au Bayern). Avec Kanu et Finidi, il avait deux Nigérians racés, longs et filiformes. Leur centre de gravité très haut fait mal lorsque Kanu travaille dos au but, ou que Finidi fixe et percute. Ils sont à la fois fragiles et solides : Un buste haut, porté par de longues jambes, qui force le défenseur à agir à l’aveugle et à rester à distance, et la perspective de la faute au moindre contact grâce à des appuis rendus solides par ces grands compas plantés dans le sol.
Cela ouvre des perspectives variées dans le jeu, notamment pour se sortir d’un pressing. Lorsque Reiziger reçoit le ballon, Litmanen et Kanu se comportent comme un duo d’attaque : La première passe leur est systématiquement destinée. Le Nigérian est la porte d’entrée du camp adverse pour l’Ajax. Lorsque le ballon revient vers les défenseurs ajacides après ce premier appui, la construction du jeu recommence 40 mètres plus haut, ni vu ni connu.
Kanu ou Litmanen seront à nouveau sollicités, cette fois dans le dernier tiers. Ils peuvent également jouer sur les relayeurs ou les ailiers pour qu’ils percutent ou qu’ils combinent. En un sens, Seedorf, Davids et Ronald de Boer étaient des Vidal, Götze, Imbula avant l’heure : milieu de terrain « tassés » proches du sol, combatifs, percutants et capables (chargés) de porter le ballon, dans une équipe de possession qui n’hésite pas à jouer long.
Si le ballon était perdu après l’une de ces étapes, le pressing se déclenchait immédiatement selon la méthode décrite plus haut. Le risque de perte était d’ailleurs élevé avec ce jeu long. Le marquage individuel était parfaitement compatible avec cette animation, qui donnait une équipe assez étirée sur le terrain.
En faisant travailler Kanu dos au but, van Gaal aidait son équipe à gagner du terrain et à « franchir » le pressing adverse, alors que Finidi et la finesse de ses extérieurs avaient nui au Bayern en percussion. Il a vite pris le meilleur sur Ziege comme Overmars sur Kuffour de l’autre côté. Les deux Bavarois ont pris un jaune avant la mi-temps, et c’est un dribble (extérieur, encore une fois) de Finidi qui amène l’ouverture du score.
Les défenseurs allongent, les grands fixent et les petits percutent. Grâce à cette méthode, l’Ajax ne passe jamais trop de temps dans sa propre moitié de terrain et obtient énormément de coups de pied arrêtés, dans lesquels il se montre très efficace. Grâce aux pattes de Finidi et de Boer, mais aussi grâce à la taille de Rijkaard, et à la présence dans la surface, garantie par ce 3-4-3. Illustration contre l’Hadjuk Split en ¼ de finale retour (0-0 ; 3-0).
Trafic d’influence
Pas étonnant de retrouver la percussion, les centres et la projection dans l’OM de Bielsa comme dans son Athletic, il y a trois saisons. Pas étonnant non plus que le 3-4-3 diamant ait été la solution choisie par Guardiola lors de sa dernière année catalane, pour trouver plus de profondeur, de verticalité et de présence offensive. Messi et Cesc formaient un duo et – dans le même esprit qu’à l’Ajax – Alexis, Tello et Cuenca, profils explosifs similaires à Overmars, s’épanouissaient sur les couloirs avec une grande liberté de dribble.
C’est également le chemin que le Catalan prend au Bayern. Et s’il a l’audace de titulariser Ribéry à la place de Bernat à gauche, le 3-1-4-2 vu à Rome deviendra un 3-4-3 très proche de celui de van Gaal. Dans son registre, sur le côté gauche, le Français est d’ailleurs très proche d’Overmars. Lorsque c’est Müller qui joue à droite, la similitude technique et morphologique avec Finidi est saisissante. Les appuis et la technique aérienne de Lewandowski sont également beaucoup plus proches de Kanu que de Messi, trapu et plus proche du sol.
La finale contre Milan / Van Gaal triomphe en 3-3-4
En finale, face à un Milan étonnamment entreprenant offensivement, l’Ajax va mettre une mi-temps à se mettre en place. La mobilité de Simone et Boban, et l’activité offensive des latéraux Panucci et Maldini, ainsi que les projections de Desailly perturberont les marquages de l’Ajax.
Capello a vu le match contre le Bayern et si Desailly est dans la surface adverse quand Milan a le ballon, il est le 5e défenseur milanista lorsque l’Ajax attaque, marquant Litmanen de près. L’imitation d’un pied un peu haut du Français sur le Finlandais par van Gaal passera à la postérité.
Titularisé en pointe, Ronald de Boer n’a pas l’impact aérien de Kanu. À la pause, le ballon est à peine la propriété de l’Ajax (53%) et les meilleures occasions sont pour Milan, qui obtient beaucoup plus de coups de pied arrêtés, et passe plusieurs fois tout près d’un penalty. Le Diavolo ratera sa chance de conserver le trophée en passant à côté de son gros temps fort, à cheval sur la fin de première période, et le début de la seconde.
Après la pause, les changements de van Gaal vont s’avérer décisifs : Kanu en pointe pour Ronald de Boer, glissant lui même au milieu pour Seedorf. Avec une équipe plus technique au milieu et avec plus de taille devant, l’Ajax va totalement reprendre le contrôle de la partie. Cette fois, c’est Overmars et Finidi qui font reculer Panucci et Maldini et leur font commettre des fautes. Après l’entrée de Kluivert pour Litmanen, l’Ajax bascule définitivement dans le 3-3-4 ultra-offensif dans lequel il va écrire sa légende.
Milan devient plus inoffensif à mesure que le temps passe. Acculé par tant de présence, Desailly ne monte plus. Rijkaard peut prendre de plus en plus de responsabilités dans la construction. À son poste de relayeur droit, Ronald de Boer est très plongeant, et devant lui, c’est un quatuor Finidi–Overmars–Kluivert–Kanu qui force Milan à défendre à cinq, voire à six ou sept, selon le positionnement de Ronald de Boer et Davids.
Ce qui va particulièrement perturber son alignement. Sur l’action du but, on peut ouvertement considérer que l’Ajax attaque en 3-2-5. Ronald de Boer se situe très haut à la réception du premier centre de Finidi, comme du second d’Overmars, qui sera fatal au Milan.
Les Italiens n’ont pas eu le « cran » défensif de continuer à jouer le hors-jeu. Avec autant d’attaquants en face, la menace était trop grande pour eux de subir le hors jeu passif d’un Ajacide, pendant qu’un autre aurait pris la profondeur. Albertini a craqué : en marquant Ronald de Boer, il a couvert tout le monde, et Kluivert s’est engouffré dans le boulevard qui lui fut offert. L’audace de van Gaal – caractérisée par cette approche ultra-offensive – a été récompensée.
L’empreinte de cet Ajax
À la fois plus vertical et aérien qu’un 4-3-3 et plus joueur qu’un 4-2-3-1, le 3-1-2-3-1 de Van Gaal a incarné, au milieu de 90’s très italiennes, (entre la domination du Milan et celle de la Juve) une sorte de perfection footballistique. D’un point de vue tactique dans son équilibre, sa cohérence et son efficacité ; mais aussi d’un point de vue idéologique, dans son approche conquérante et son rendu esthétique. Une équipe d’autant plus attachante et spéciale qu’elle était très jeune.
Aujourd’hui, les partis pris tactiques de Van Gaal pour bâtir cette équipe inspirent des coachs parmi les plus influents au monde.
Après la défaite en finale contre la Juve l’année suivante, l’équipe sera dispersée entre la Serie A, la Liga et la Premier League, et quasiment tous ses membres (tout comme son coach) connaitront le succès dans les clubs qu’ils rejoindront. L’Ajax ne retrouvera jamais ce niveau de compétitivité après le départ de cette génération dorée, qui sera également maudite en sélection.